La pratique du breton de l'Ancien Régime à nos jours
la-pratique-du-breton.org
La thèse de Fañch Broudic en accès libre
Journalisme et recherche
Similitudes et dissimilitudes
Le texte qui suit est celui de l'exposé que j'ai présenté en 1993 lors de ma soutenance de thèse, dans l'amphithéâtre pédagogique de l'UBO. C'est Louis-Marie Davy, un ancien collègue de travail avec lequel je suis resté en contact, qui m'a suggéré de le mettre également en ligne. Il était venu de Rennes pour la soutenance et, étant lui-même journaliste, se souvenait de cette réflexion sur les démarches respectives du journaliste et du chercheur, ce dont je lui suis reconnaissant. On commençait tout juste à entendre parler d'internet en ce temps-là. Si cet exposé, resté inédit jusqu'à maintenant, garde quelque pertinence, il faut savoir qu'il s'adressait aux membres du jury.
Des pratiques professionnelles différentes
Monsieur le Président, Madame, Messieurs,
La thèse que j'ai l'honneur de soumettre aujourd'hui à votre appréciation comporte au moins une lacune, puisque nulle part je ne fais état des motivations pour lesquelles j'ai entrepris de la rédiger. Si vous me le permettez, et puisque mon directeur de thèse m'y a invité, je voudrais expliquer ce matin qu'elle est la résultante d'une double pratique, l'une se situant au niveau de la recherche, l'autre à celui de l'information.
Toutes deux sont apparemment contradictoires, voire antinomiques.
Le journaliste s'intéresse par définition à l'actualité. Son travail, c'est de collecter l'information, de la sélectionner et de la présenter. Mais l'actualité a une particularité, c'est qu'elle est éphémère : on le sait bien, une actualité chasse l'autre. En télévision et en région, nous fabriquons tous les jours des journaux dont l'objectif est de refléter l'actualité la plus significative survenant dans un espace géographique déterminé. Nous diffusons dans des contraintes de temps dont nous n'avons pas toujours la maîtrise. Nous sommes donc confrontés à la nécessité de la rapidité qu'autorise aujourd'hui l'évolution technologique. Nous travaillons souvent dans l'urgence et dans le stress. Comme l'écrit joliment un journaliste d'Ouest-France, Maurice Grassin : « qu'un événement surgisse, et c'est à nouveau le déferlement de la mer ».
Le journaliste s'intéresse donc aux événements du jour, de la semaine ou du moment, qui surviennent dans un domaine particulier d'activité ou dans un secteur géographique déterminé. Dans un numéro récent de la revue Esprit, Eric Conan explique que ce métier « passe aujourd'hui pour l'un des plus mythiques ». Pourtant, les pratiques journalistiques sont extrêmement diversifiées. Elles varient selon les médias : un hebdomadaire n'a pas la même approche de l'information qu'un quotidien ; celle de la télévision n'est pas celle de la presse écrite. Elles varient aussi selon la couverture géographique, selon la spécialisation thématique, et différents autres paramètres. Il existe enfin différentes formes de journalisme : il existe encore des journalistes d'opinion, comme le furent Camus ou Mauriac après la Libération ; Il existe des journalistes qui prétendent livrer l'information à l'état brut, ou qui se contentent de reproduire celle qui arrive toute seule. Nous, en télévision régionale, nous sommes des généralistes de l'information. Nous avons bien sûr nos centres d'intérêt, mais nous devons pouvoir rendre compte aussi bien de la crise de la pêche que des péripéties de la vie politique régionale.
Je ne dirais pas que le chercheur n'est pas, lui aussi, confronté à la nécessité de la productivité, y compris en sciences humaines. Mais il est au moins trois aspects qui différencient fondamentalement son travail de celui du journaliste.
Ces observations ne sont pas très originales. Dans une interview qu'il a accordée au Monde en janvier dernier [1993], l'historien Georges Duby explique comment il a accepté d'écrire pour un large public et de travailler pour la télévision, mais dit-il, que de temps perdu, « du temps pris aussi sur la recherche ». Mais simultanément, l'auteur de L'économie rurale et la vie des campagnes dans l'Occident médiéval reconnaît que le fait que l'histoire savante ait été depuis un certain temps largement diffusée par l'édition l'a obligé à explorer des terrains nouveaux.
La démarche et l'analyse : deux points en commun
Aussi difficile que cela puisse être quelquefois à concilier, journalisme et recherche ne sont donc pas tout à fait incompatibles. Il est, de fait, une forme de journalisme qui, par bien des côtés, se rapprocherait de la recherche, c'est ce qu'on appelle le journalisme d'investigation : moins développé en France qu'en d'autres pays européens, il se fixe pour tâche de découvrir, en y mettant le temps qu'il faut, des faits ignorés ou mal connus, ou des faits dissimulés. Plus modestement, je prétendrai à mon niveau que si les pratiques professionnelles sont différentes, journalisme et recherche ont au moins deux points un commun : ce sont la démarche et l'analyse. La démarche, parce que le journaliste doit collecter des informations pertinentes et exploitables, tout comme le chercheur doit rassembler patiemment les éléments sur lesquels il pourra travailler. L'analyse est l'essence même de l'activité de recherche, mais le journaliste ne peut pas non plus se contenter de relater à l'état brut les faits dont il a connaissance.
En ce qui me concerne, je me permets de prolonger cette réflexion, et oserai prétendre que le fait d'avoir tenté d'explorer pendant une dizaine d'années la question de la pratique du breton depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu'à nos jours, n'a pas été sans intérêt sur le plan professionnel. L'inverse est également vrai, et je considère comme une chance d'avoir débuté dans l'audiovisuel en travaillant pour les émissions en breton, et de n'avoir longtemps fait que des émissions en breton.
Si je fais aujourd'hui métier d'information, ce n'est pas — vous vous en doutez bien — par désintérêt pour la recherche. Mais cela fera bientôt 25 ans que j'assure des émissions en breton à la radio, puis à la télévision : c'est sans doute le hasard et la nécessité. Je le dois aussi à quelqu'un qui se trouve dans cette salle et que je tiens à nommer : il s'agit de Charles Le Gall qui avait la responsabilité des émissions en langue bretonne à ce moment-là, et qui m'a demandé, en 1969, d'assurer les émissions quotidiennes en breton de la radio.
Je dois au fait d'être journaliste bretonnant d'avoir été en contact permanent avec des bretonnants de toutes professions et de toutes origines. Je crois pouvoir dire que j'ai pu ainsi, du fait de ma pratique professionnelle, percevoir combien la relation personnelle des uns ou des autres à la langue bretonne peut être contrastée. Pour ne prendre que deux extrêmes, il y a plus qu'un fossé entre les convictions de certains militants et la placidité d'un grand nombre de locuteurs par rapport à leur propre langue. Il y a des gens pour qui le breton n'est que le vecteur d'une culture. Or il est d'abord, comme toute langue, pour les 250 000 personnes qui sont à même de le parler aujourd'hui, un moyen de communication. C'est la raison pour laquelle jamais je n'ai considéré pour ma part que des émissions en breton à la radio ou à la télévision n'avaient qu'une vocation culturelle.
Les émissions en breton ne sont pas faites pour ne parler que de langue ou de culture bretonnes. Elles sont faites, au contraire, pour donner la parole aux bretonnants sur tous les sujets qui les préoccupent. Comme ils ne lisent pas beaucoup en breton, l'audiovisuel — télévision et radio - doit être considéré comme le moyen d'expression qui leur est le plus directement et le plus facilement accessible : il les sollicite, au niveau de l'écoute, en tant qu'auditeurs, et au niveau de la participation, en tant que locuteurs. Effectivement, si les émissions en breton de la radio ou de la télévision n'existaient pas, la réalité sociale de la langue bretonne serait désormais perçue beaucoup plus confidentiellement. Du simple point de vue de la collecte ou de la transmission de l'information, on a pu dire que le breton n'est plus toujours strictement indispensable. Il l'a été bien davantage dans le passé. Il donne en tout cas la possibilité de saisir l'actualité bretonne selon des modalités ou des nuances qui, autrement, ne seraient pas perceptibles.
Chaque semaine, actuellement, nous interwievons en breton de 10 à 15 personnes différentes pour les informations « An taol-lagad ». Tout ce qui, à un titre ou à un autre, relève de l'actualité et qui implique des bretonnants est susceptible d'être traité dans le cadre des informations en breton. Un pointage sur 5 ans, de 1982 à 1987, permet de classer ainsi les différents thèmes abordés :
En ce qui concerne le programme en breton du dimanche, j'illustre mon propos en signalant que nous avons diffusé au cours de ces derniers mois dans « Chadenn ar vro », un documentaire sur un prêtre défroqué, des portraits d'étudiants ou d'agriculteurs qui ont changé de métier, ou encore une enquête sur les appelés bretons pendant la guerre d'Algérie.
Une fois au moins, je n'ai pas hésité à conjuguer directement mes préoccupations de journaliste et celles de la recherche. J'ai donc entrepris, en 1985, une enquête pour tenter de détecter sur le terrain les diverses modalités de pratique du breton. Il eût été paradoxal que je ne vous aie soumis que des documents papier. Je vous propose de visionner quelques extraits de cette émission. Il s'agit d'une succession de témoignages.
Projection d’une version reformatée et abrégée d’une enquête documentaire de 26’ intitulée « Eur yez evid hirio. Hag evid warhoaz ? » [Une langue d’aujourd’hui. De demain aussi ?], diffusée sur France 3 Bretagne, dans « An taol-lagad » le 27 octobre 1985.
Question de générations
Ce que traduisent les témoignages, c'est que la langue est une nécessité. Le problème de la langue bretonne aujourd'hui, c'est que les commerçants forains au marché de Rostrenen n'ont plus besoin de savoir le breton pour vendre des robes aux dames d'un certain âge. Dans une relation de type commercial, le breton peut être un plus, mais il n'est plus indispensable. Même si le terme baragouiner, contrairement à ce tout le monde croit, n'a pas une étymologie bretonne, il n'est plus nécessaire de savoir le breton pour se procurer du pain et du vin en Basse-Bretagne.
La seconde donnée qui transpire au travers des témoignages que nous venons de voir, c'est que la pratique du breton est désormais une question de générations. En la matière, l'âge est véritablement un caractère discriminant. Pour la jeune fille que nous avons rencontrée au marché de Rostrenen, le breton n'est qu'un langage de vieux. Ce point de vue ne reflète peut-être pas celui de toute la jeunesse. Il est confirmé en tout cas par les sondages. Je rappellerai simplement deux séries de données mises en évidence lors de celui effectué il y a deux ans par TMO Ouest pour les besoins de cette thèse :
L'évolution de la pratique sociale du breton du début du XIXe siècle au début du XXIe siècle.
Graphique actualisé jusqu'en 2007, pour tenir compte des derniers sondages.
Le phénomène culturel le plus discret, mais aussi le plus important des deux derniers siècles
Si j'ai entrepris cette recherche, c'est parce qu'à partir d'observations personnelles, j'ai d'abord voulu procéder à des constatations et établir des faits. On manque, pour le passé comme pour le présent, de données fiables sur la pratique du breton. L'évolution de la pratique du breton au cours des deux derniers siècles est sans doute le phénomène le plus discret qui soit survenu en Basse-Bretagne, puisque personne ou presque ne s'en est rendu compte en temps réel. Mais c'est aussi le phénomène culturel le plus important, puisqu'il s'agit tout de même d'un véritable changement de langue pour la majorité de la population concernée. Il était donc indispensable d'aboutir à une représentation graphique de cette évolution. Le graphique que je vous présente est donc la synthèse de tous les relevés que j'ai pu effectuer pour le passé comme pour le présent :
Je dirai en conclusion que la Basse-Bretagne a vécu au cours de ces deux siècles, et plus particulièrement depuis la dernière guerre, une véritable mutation, qui n'est pas seulement économique, sociale ou démographique. Il s'agit aussi d'une révolution linguistique. La thèse que je vous soumets aujourd'hui sur cette question ne se veut pas seulement une accumulation de constats. Il fallait aussi tenter d'expliquer une évolution qui paraît implacable. Certaines de mes explications concernent la politique linguistique de la Révolution, le rôle de l'école ou celui de l'Église, les causes économiques du déclin du breton. Je vous ai proposé une interprétation, une analyse de la substitution, autrement dit une analyse du changement de langue. Peut-être mes explications seront-elles ressenties par certains comme des provocations. Je me suis du moins efforcé à ce qu'elles soient constamment étayées par des faits.
Il vous appartient, Monsieur le Président, Madame, Messieurs, d'apprécier la pertinence de ces analyses.
Brest, le 19 juin 1993
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