La pratique du breton de l'Ancien Régime à nos jours
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La thèse de Fañch Broudic en accès libre
Quand le dictionnaire d'Ogée recensait
les communes où se parle le breton
La seconde édition du dictionnaire historique et géographique de la Bretagne, connu comme le dictionnaire d'Ogée, établie par A. Marteville et P. Varin en 1843[1], indique pour chacune des communes des cinq départements bretons, la langue qui y est en usage. Ces indications peuvent servir non seulement à étudier l'évolution de la frontière linguistique[2], mais aussi à déterminer l'importance de la population bretonnante et à repérer, quelques années après les enquêtes de Coquebert de Monbret, les localités qui, en Basse-Bretagne, pratiquent le plus le français.
Marteville et Varin utilisent généralement la même formule : « on parle le français », dans la plupart des communes de Haute-Bretagne ; « on parle le breton », dans la plupart des communes de Basse-Bretagne. Il y a toutefois des variantes, que l'on peut transcrire et classer de la manière suivante, en ce qui concerne la Basse-Bretagne[3] :
• L'usage du breton est général : à Châteauneuf-du-Faou, Camaret, Lannilis, « on parle presque généralement le breton. » Au Faou, à Lampaul-Plouarzel et Trébeurden, « on parle généralement le breton. »
• L'usage du breton est général, mais le français est connu et « s'entend » : ainsi à Berrien, « on parle le breton, mais le français se répand dans la commune. » Au Bourg-Blanc, « presque tous les habitants comprennent le français, mais parlent le breton. » À Gouesnou et Lennon, « on parle plus généralement breton que français. » À Guilers, « il n'y a à parler français que ceux des habitants qui fréquentent les marchés de Brest.» À Kernouès, « on parle plus généralement encore le breton que le français. » À Lampaul-Guimiliau, « 1/10 au plus des habitants parlent le français. » À Pleyben, « on parle le breton, mais beaucoup de paysans lisent le français. » À Plœmeur et Ploujean, « on parle le breton et un peu le français. » À Sainte-Sève, « on parle le breton et on entend le français. »
Le français en ville, le breton dans la partie rurale
• L'usage du breton ou du français, dans sept communes, est fonction d'une localisation géographique à la périphérie d'une ville, ou encore de paramètres sociaux. À Elven, « on parle généralement le français, mais le breton est usité encore dans quelques villages qui avoisinent Saint-Nolf. » À Noyal-Muzillac, « on parle le français, cependant le langage breton s'est conservé dans la trève de Logoresme. » À Hennebont, Landerneau et Pontivy, « on parle le français dans la ville, et le breton dans la banlieue. » Au Huelgoat, « on parle le français dans la ville, et le breton dans le reste de la commune. » À Locminé, « on parle généralement le français dans la ville et le breton dans la partie rurale. » À Saint-Brieuc « on parle le français : le breton est familier aux classes ouvrières. »
• Vingt-deux communes sont signalées comme parlant à la fois le breton et le français : Concarneau, Douarnenez, La Forêt-Landerneau, Guingamp, Hanvec, Kerfeunteun, Lannion, Logonna-Daoulas, Lorient, Morlaix, Ouessant, Paimpol, Penhars, Le Ponthou, Port-Launay, Quimper, Quimperlé, Rosporden, Saint-Martin-des-Champs, Saint-Nicolas-du-Pélem, Saint-Pol-de-Léon, Tréguier.
• L'usage du français est général ou tout au moins important dans quatre communes : à Carhaix, « on parle presque généralement le français. » À La Feuillée, « on parle autant le français que le breton. » À Landivisiau, « on parle beaucoup plus français que breton. » À Vannes enfin, « le peuple parle le français, sans accent et avec la plus grande pureté ; il parle aussi le breton. »
• Six communes sont signalées en Basse-Bretagne comme parlant le français : Collorec, Le Drennec, Port-Louis, Runan, Saint-Gilles-les Bois, Saint-Gilles-Pligeaux.
• Les communes du pays vannetais ont parfois droit à une mention particulière : à Locmariaquer, à l'île aux Moines, Plougoumelen et Plumeret, « on parle le breton du dialecte de Vannes. » À Sarzeau, « on parle le français et le breton du dialecte de Vannes. » Dès sa première édition, le « Dictionnaire » signalait que le breton, à Houat, était « idiome unique », mais « il diffère un peu des autres bretons, et la prononciation en est beaucoup plus douce. »
• Deux cas particuliers doivent être signalés : à Roc-Saint-André, « placé au centre de la langue bretonne, on parle cependant le français. » Au bourg de Batz, « on parle un langage mêlé de breton et de français. »
• Enfin, aucune indication de caractère linguistique n'est fournie par rapport à 13 communes : Brest, Brélès, Châteaulin, Magoar, Le Palais, Pont-Aven, Quiberon, Saint-Car(adec ?)-Trégomel, Saint-Gildas-de-Rhuys (?), Saint-Gilles-Vieux-Marché, Trémel, Tréouergat, Tressignaux.
Il y a lieu, tout d'abord, d'être surpris que des communes rurales comme Collorec, Le Drennec ou Runan, étant donné à la fois l'époque et leur localisation géographique, aient alors été présentées comme entièrement francophones. Leur classement dans cette catégorie ne peut donc tenir qu'à la subjectivité des informateurs de Marteville et Varin, qui n'auraient pas rapporté — ou qui n'auraient pas su rapporter — la réalité qu'ils observaient dans leur commune.
Peut-on, ensuite, tenter de reclasser les 13 communes pour lesquelles aucune indication n'est donnée ? Brest est bien connue comme étant alors un îlot francophone, bien qu'une partie de la population ait l'usage du breton. 5 cas (Châteaulin, Le Palais, Pont-Aven, Quiberon, Saint-Gildas-de-Rhuys) peuvent peut-être être classés parmi les communes s'exprimant dans les deux langues. Les autres communes sont très probablement bretonnantes.
Il est intéressant, enfin, de comptabiliser les communes dont on précise qu'on s'y exprime dans les deux langues, quelles qu'en soient les raisons. Aux 22 à propos desquelles il n'y a d'autre détail que la mention « on parle le breton et le français », il faut ajouter les 4 qui parlent « généralement » le français (Carhaix, La Feuillée, Landivisiau, Vannes), ainsi que les 7 pour lesquelles des spécifications précises sont notées, puis les 5 que nous avons reclassées, et enfin la commune de Sarzeau. Cela fait un total de 39 communes.
La plupart d'entre elles sont des chefs-lieux d'arrondissement ou de canton. Sept ne le sont pas (Hanvec, Logonna-Daoulas, Port-Launay, La Feuillée, Le Palais, Saint-Gildas-de-Rhuys, Noyal-Muzillac). Trois jouxtent des villes (Kerfeunteun, Penhars, Saint-Martin-des-Champs). Trois ont moins de 1 000 habitants (La Forêt-Landerneau, Penhars, Le Ponthou).
Il est tout à fait possible de calculer la population de ces 39 communes, puisque les chiffres en sont donnés dans le « Dictionnaire » d'Ogée. La population totale en est de 150 964 habitants. Si l'on suppose les Brestois comme étant totalement francophones, soit 29 773 habitants, le total se monte à 180 737.
La population de la Basse-Bretagne était en 1841 de 1 117 200 habitants. La population de Brest (qui ne pouvait pas être uniquement francophone) en représente donc 2,66 %. Le total des communes « bilingues » se monterait à 16 %. Cela veut dire que, d'après le « Dictionnaire » d'Ogée, le 1/6 environ des habitants de la Basse-Bretagne parle ou sait le français, ou à tout le moins est en contact étroit avec des personnes ne sachant que le français - les trois cas coexistant certainement.
Cela ne veut certes pas dire que personne, ailleurs, ne sait le français. Cela ne veut pas dire non plus que ces 16 % de personnes qui résident dans des communes où l'on parle le français, ne parlent jamais le breton : le simple fait qu'il y ait des « différences » géo- ou sociolinguistiques à l'intérieur de certaines communes (les différences ville/campagne, citadins/ruraux…) en est une indication.
Notes
[1] OGEE. Dictionnaire historique et géographique de la province de Bretagne / nouvelle édition revue et augmentée par A. Marteville et P. Varin. Rennes, 1843-1853, 2 vol. Selon Glanville Price ("The present position of minority languages in Western Europe", p. 22), M. D.M. Lloyd, conservateur des Imprimés à la National Library of Scotland, à Édimbourg, avait l'intention de publier une carte montrant la répartition du français et du breton en Bretagne, sur la base des indications fournies dans le "Dictionnaire » d'Ogée par ses continuateurs. Il ne semble pas que ce travail ait fait l'objet d'une publication depuis 1969.
[2] Lire par ailleurs.
[3] Le cas des communes actuellement considérées comme étant de Haute-Bretagne et dont Marteville et Varin signalent qu'on "y parle breton et français » est étudié dans un autre chapitre.