La pratique du breton de l'Ancien Régime à nos jours
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La thèse de Fañch Broudic en accès libre
À la fin du XVIIIe siècle : le breton, langue d'usage
Les comparants en justice
ayant fait appel ou non à l'interprète
La partie occidentale de la province est essentiellement bretonnante
Jusqu'au XIXe siècle, nous ne disposons, semble-t-il, d'aucune estimation d'époque du nombre des bretonnants. Pour la période d'avant la Révolution, la seule possibilité est donc de procéder à un travail de recherche historique qui puisse aboutir sur une quantification. C'est ce à quoi s'est attelé un enseignant-chercheur brestois, Fañch Roudaut, dans une thèse portant sur « La prédication en langue bretonne à la fin de l'Ancien Régime[1] », et soutenue en 1975. Les sermons dont il a étudié le contenu, la composition, la formulation, et enfin l'audience et l'influence couvrent un quart de siècle, de 1775 à 1789.
Pour les besoins de sa recherche, F. Roudaut en effet s'est demandé « quels étaient les hommes concernés par cette prédication, qu'ils aient été les récepteurs ou les émetteurs du message ». La méthode qu'il a retenue et qui est, selon lui, la seule possible pour évaluer la masse numérique de la population « purement bretonnante » à cette époque, en Basse-Bretagne, a consisté en une exploration des procédures criminelles, correspondant aussi bien aux dépositions des témoins qu'aux interrogatoires des accusés. Des dizaines de milliers d'habitants de Basse-Bretagne ont, en effet, défilé devant les tribunaux, déclinant à chaque fois leur prénom, nom, éventuellement surnom, âge, profession et domicile ».
Or ces documents ne se contentent pas d'indiquer si le comparant a signé ou « déclaré ne savoir le faire ». Comme les juges avaient obligation, en vertu de la réglementation édictée par le Parlement de Bretagne, de faire appel à un interprète, y compris lorsqu'ils savaient eux-mêmes le breton[2], les archives judiciaires indiquent également si la présence d'un tel interprète avait été requise. F. Roudaut a donc procédé à un « “coup de sonde", qui a été arrêté au millième comparant utilisant le breton, soit un total seulement de 1 415 personnes interrogées ». Craignant que ce chiffre ne soit pas suffisamment élevé, il l'a compensé en faisant porter son analyse sur plusieurs tribunaux, y compris dans les futurs départements des Côtes-du-Nord et du Morbihan, et à différents types de délits, qu'ils aient été commis par des individus isolés ou en groupes, dans les églises ou les maisons, sur les chemins, etc.
Roudaut insiste bien sur « toutes les difficultés » qu'il a rencontrées dans cette évaluation[3], et qui, précise-t-il, « obligent à manier avec beaucoup de précautions les chiffres obtenus, que, bien entendu, il ne faut, de surcroît, considérer que comme des ordres de grandeur ». Ces réserves étant posées, les résultats de ce sondage sur les procédures criminelles font apparaître tout d'abord un nombre important de comparants ignorant le français : environ 70 % d'entre eux ont eu recours à l'interprète, près de 30 % n'en ont pas eu besoin. Les femmes sont plus nombreuses que les hommes à ne savoir que le breton : il y a 12 points de décalage entre les deux sexes, pour ce qui est de la connaissance du français. Voir le tableau 1 dans le fichier « Procédures judiciaires » accessible par le bouton ci-dessus.
De même, 70 % des comparants n'ont pas signé leur déposition, 30 % étant donc à même de le faire. Mais ici la différence par sexe est bien plus importante : alors que plus du 1/3 des hommes a signé, les femmes sont moins de 12 % à l'avoir fait.
Une évidente pénétration du français dans les villes, dans les campagnes on ne parle que le breton
F. Roudaut a, par ailleurs, analysé les résultats globaux qu'il avait obtenus sous deux angles particuliers :
Si l'on comptabilise ensemble les paysans, commerçants et artisans, 1/5 d'entre eux n'a pas eu besoin de l'interprète : ce qui veut dire que 80 % étaient monolingues bretonnants. La différence, dans l'ensemble, était peu importante entre hommes et femmes (5 points d'écart seulement).
F. Roudaut retrouve, dans ces deux secteurs d'activité, qui regroupent la plus grande partie de la population, à savoir la terre d'une part, et d'autre part, le commerce et l'artisanat, les différences qu'il avait précédemment notées entre le Nord et le Sud, si l'on prend en compte le critère de la signature, et entre le Vannetais et les trois autres diocèses, si l'on examine le nombre de recours à l'interprète. En conséquence de quoi,
« il n'y a guère qu'un paysan sur 20 qui sache parler français, et encore faut-il aller chercher plus des 2/3 des paysans francophones dans le diocèse de Vannes. La seule paysanne (sur 157) qui n'ait pas eu besoin de l'interprète est elle aussi — faut-il ajouter : bien entendu ? - vannetaise ».
Mais, ajoute aussitôt l'auteur, « les travailleurs de la terre, bretonnants dans leur presque totalité, ne sont pas totalement analphabètes. 608 des 645 comparants de cette catégorie ne parlaient que le breton et pourtant 104 paysans — dont 94 non francophones — ont signé ». Ces personnes capables d'apposer leur signature se répartissent entre 90 hommes et 4 femmes. Ces 94 paysans monolingues bretonnants, ayant néanmoins signé leur déposition, représentent donc le pourcentage non négligeable, sur le total de paysans, de 14,57 %.
Dans cette catégorie, il n'était pas facile de distinguer entre paysans indépendants et paysans dépendants. F. Roudaut, cependant, a considéré qu'il était « tentant » de le faire. Il a donc classé comme « dépendants » tous ceux qui ont déclaré être journaliers, valets, servantes, pâtres, jardiniers, et comme « indépendants » ceux qui se sont qualifiés de ménagers, sans prendre en compte le terme, trop imprécis, de « laboureur ». Les résultats sont présentés sur le tableau 2 dans le fichier « Procédures criminelles » accessible par le bouton ci-dessus.
Face à l'acte de signer, il y a une différence entre ménagers et paysans dépendants : les premiers signent beaucoup plus que les seconds. « Par contre, les deux groupes ne se distinguent guère quant à la fréquence des recours à l'interprète, et le breton est la langue de presque tous les travailleurs de la terre, quelle que soit leur condition sociale ».
Les commerçants qui utilisent le français connaissent aussi la seule langue que parlent leurs clients
Si le monde paysan ignore massivement le français, il n'en est pas de même de la catégorie « complexe » du commerce et de l'artisanat. Selon les calculs de F. Roudaut, les 2/5 des comparants qui en sont issus n'ont pas eu besoin de l'interprète, et savent donc le français. Mais des nuances doivent être introduites, selon qu'il s'agit de commerçants et artisans résidant en ville ou à la campagne. À la campagne « 80 % des comparants de cette catégorie (la proportion monte à plus de 87 % si l'on excepte le Vannetais) n'ont parlé qu'en breton ». Mais ceci ne veut pas dire que les 20 % qui se sont exprimés en français ignoraient le breton, et par déduction, F. Roudaut estime « raisonnable de penser que ceux qui ont utilisé le français connaissaient aussi la seule langue qui fût parlée par la quasi-totalité de leurs voisins et clients éventuels ».
En ville, la situation est très sensiblement différente : « moins du tiers des comparants rangés dans cette catégorie professionnelle ont eu recours à l'interprète ». À la campagne, la grosse majorité des commerçants et artisans ignore le français ; en ville, c'est en français que s'expriment les 2/3 d'entre eux. Encore faut-il ajouter que « tous ceux qui étaient purement bretonnants étaient de condition modeste » : domestiques, matelots, meunier, artisans, ouvriers, (petits) commerçants, divers. F. Roudaut en conclut que…
« une fraction importante du “menu peuple” ne pouvait entendre la prédication qu'en breton et il est probable qu'une bonne partie des personnes peu riches des villes, même si elles étaient capables de parler français, préféraient écouter les sermons prononcés dans la langue qui leur était la plus familière ».
Pour ce qui est des représentants de la justice, de la police, de l'armée et des finances, « tous les comparants chargés d'appliquer la loi ont parlé en français. Une partie d'entre eux n'était pas bilingue. C'est le cas de tous ceux qui n'étaient pas autochtones. Le problème reste posé pour les Bas-Bretons travaillant au service du roi ou des États ». F. Roudaut a relevé un seul indice — faible indice, par conséquent — témoignant qu'ils n'étaient pas tous ignorants du breton : il s'agit de « noble homme » Sébastien-Marie Billette, receveur des devoirs au département de Pont-Croix, « qui était capable de rapporter au juge une phrase en breton ».
Reste à achever ce tour d'horizon socioprofessionnel en examinant le cas du clergé. Aux yeux de F. Roudaut, il était…
« bilingue dans sa quasi-totalité. Tous les prêtres comparants ont parlé en français. Ceux d'entre eux dont ce n'était pas la langue maternelle l'avaient appris au cours de leurs études. Mais la connaissance du breton était absolument indispensable à ceux qui exerçaient leur ministère dans les campagnes (…) Dans les villes, un minimum de prêtres bretonnants était nécessaire pour répondre aux besoins religieux du petit peuple. Seul le clergé bilingue pouvait donc assurer la prédication pour au moins 90 % de la population de la Basse-Bretagne ».
S'appuyant sur les chiffres fournis par d'autres historiens, en particulier Jean-Pierre Goubert[4], F. Roudaut avait calculé que la population de la Basse-Bretagne, à la fin de l'Ancien Régime, peut « être évaluée à environ 950 000 (limite Sébillot) ou 1 million d'habitants (limite supposée du début du XVIIe siècle), c'est-à-dire un peu moins de la moitié de la population totale de la province, estimée par J.-P. Goubert à 2 246 350 personnes ». Au terme de ses investigations dans les procédures criminelles, il doit conclure sur une approximation, en regrettant de ne pouvoir aller au-delà, à savoir que « la langue bretonne était la langue de huit ou neuf cent mille catholiques à la fin de l'Ancien Régime ».
Un tiers des comparants peut s'exprimer en français, mais…
La difficulté tient effectivement à ce que les archives judiciaires permettent seulement de savoir qui ne savait pas le français, si bien que « tous les comparants bilingues échappent à nos comptages, et, plus que la place du breton, nous mesurons celle du français ». La seule certitude à laquelle on aboutit est qu’un tiers environ — 30 % — des comparants, sur un échantillon de 1 415 personnes, était à même de s'exprimer en français. Mais, parmi ces 30 %, un bon nombre était nécessairement bilingue, à l'exemple des membres du clergé, ou des commerçants et artisans résidant en zone rurale. Doit-on, par ailleurs, et pour reprendre une terminologie plus récente, considérer cet échantillon aléatoire comme étant représentatif de l'ensemble de la population de la Basse-Bretagne à la veille de la Révolution ?
Néanmoins, ce qu'il faut retenir en conclusion des investigations menées par Fañch Roudaut, c'est qu'alors, devant les tribunaux :
Sachant que la société d'Ancien Régime, en Bretagne, est rurale à 85 ou 90 %, on peut considérer que la partie occidentale de la province est alors essentiellement bretonnante.
Notes
[1] ROUDAUT (François). La prédication en langue bretonne à la fin de l'Ancien Régime. Brest : auteur, 1975. 2 vol., XXXV-304 p. (Thèse pour le Doctorat de 3e cycle. Dactylogr.).
L'auteur a extrait de sa thèse l'article suivant :
Fañch ROUDAUT. Les archives judiciaires au service de la géographie linguistique : l'exemple de la Basse-Bretagne au XVIIIe siècle. BULLETIN DE LA SOCIETE ARCHEOLOGIQUE DU FINISTERE, tome CIX, 1981, p. 209-227, c.
Toutes les citations de ce chapitre, sauf mention spéciale, et, bien entendu, la totalité des données sont extraites, soit de la thèse elle-même, soit de l'article qui en a été tiré.
[2] F. Roudaut produit, sur cette question, plusieurs citations. En 1682, le Parlement de Bretagne avait admis que "le Sénéchal & le Greffier de Gourin, sçachant la langue bretonne" se passent des services d'un interprète. Onze ans plus tard, la décision est inverse : ce n'est pas "sous prétexte qu'il y a des juges en Basse Bretagne qui scavent la langue bretonne" qu'il faut se dispenser d'interprète. En 1780, le Parlement se fait encore plus précis en stipulant que "par tous les juges du ressort, il sera exactement fait mention dans tous les actes de procédure, que toutes et chacunes les demandes et interpellations faites, tant aux accusés qu'aux témoins qui n'entendront pas la langue françoise le seront par le ministère d'un interprète ainsi que de leurs réponses".
[3] Nous ne nous étendons pas ici sur les problèmes d'utilisation de ces procédures criminelles, discutés par F. Roudaut dans sa thèse (p. 22-28). Ils portent sur la question de l'âge, le classement par professions, la différenciation entre citadins et ruraux, le niveau d'instruction et le relevé des signatures, la différenciation par sexe.
[4] GOUBERT (Jean-Pierre). Malades et médecins en Bretagne, 1770-1790. Paris : Klincksieck, 1974, p. 463-465.
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