La pratique du breton de l'Ancien Régime à nos jours
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La thèse de Fañch Broudic en accès libre
L'enquête de 1831
Les résultats de l'enquête de 1831
Dans son livre « We are not French[1] », Maryon McDonald signale qu'une enquête fut effectuée sur les connaissances linguistiques de la population finistérienne en 1831. Elle était, semble-t-il, liée au projet du ministre de l'Instruction publique de l'époque, Montalivet, de mettre en place un enseignement du breton au cours des premières années d'école élémentaire. On demanda aux maires des différentes communes de fournir un certain nombre de statistiques, différenciant les hommes et les femmes sur leur capacité à écrire, à lire le français ou le breton seulement, à parler le français ou le breton seulement. Les réponses au questionnaire ont été conservées pour 45 communes du sud-Finistère[2]. Elles sont toutes situées autour de Quimper, de Briec et Douarnenez au Cap Sizun (Pont-Croix, Audierne, Cléden…), de Rosporden et Tourc'h au pays bigouden.
Les réponses obtenues font apparaître que la moitié au moins de la population des communes rurales ne savait pas le français ou peu. M. McDonald considère le minimum de 50 % de monolingues bretonnants en zone rurale comme peu probable à cette date, tout en observant que les catégories de l'enquête ne sont pas très précises, et que certains résultats sont contradictoires : le nombre de personnes « parlant français » ne correspond pas toujours à la catégorie « ne parlant que le breton ». Par ailleurs, dit-elle, les chiffres figurant dans les réponses ayant été appréciés par les élus municipaux, ils peuvent traduire une demande pressante d'instruction (d'où de forts pourcentages de « ne parlant que breton »), tout comme la mise en avant des progrès effectués localement en ce domaine (d'où le nombre significatif de « parlant français »).
Les questionnements et les aspirations des maires
Quelques notations complémentaires aux réponses font effectivement état de ces préoccupations. Il nous paraît intéressant de retranscrire ainsi celle en provenance de Tréguennec :
« ceux qui savent parler s'expriment tous très bien en breton (…) Quelques autres personnes comprennent un peu le français, mais ne veulent pas le parler. Le défaut d'instruction dans cette commune provient de ce qu'il n'y a pas d'instituteur et que les habitants ne peuvent, attendu leur trop forte contribution qu'ils payent depuis longtemps comparativement à leur peu d'aisance, faire de nouveaux sacrifices pour s'en procurer un. Si vous pouviez donc, Monsieur, obtenir que le gouvernement vienne à payer un instituteur pour cette commune, vous nous rendriez un grand service, parce que nos cultivateurs ne demandent pas mieux que de donner de l'instruction à leurs enfants, mais ils sont presque tous si pauvres qu'ils ne peuvent faire des frais ».
Le maire de Plozévet aussi lance un appel au représentant du pouvoir central :
« Les habitants de la commune de Plozévet sont, comme vous le savez, dans la plus grande ignorance et ont besoin d'instruction. Dès que vous pourrez nous accorder un instituteur, je vous prie d'avoir la bonté de m'en instruire (…) ».
En réalité, nombre de maires n'ont pas su si les catégories (parler le français/le breton, lire, écrire) dans lesquelles on leur proposait de répartir la population de leur commune étaient cumulatives ou exclusives les unes des autres. C'est celui de Plomeur qui exprime le mieux les problèmes de méthode auxquels il a été confronté :
« Vu état avec les indications que vous m'avez recommandés, à l'article de ceux qui savent lire le français je n'ai pas porté ceux qui savent écrire et pareillement à l'article de ceux qui parle (sic) je n'ai pas joint ceux que j'ai porté sachant lire et écrire pour ne pas répéter les mêmes individus ».
Son collègue de Guiler spécifie que ceux qu'il présente comme « parlant français » le font « sans lire ». Plusieurs maires ne comptabilisent pas les enfants, puisque « l'âge ne permet pas encore de (leur) donner une éducation » (Cléden-Cap-Sizun), d'autres faisant l'inverse parce que les enfants « jusqu'à 3 & et 4 ans ne parlent pas ou ne peuvent parler que le breton » (Langolen). Quelques-uns, enfin, ajoutent quelques appréciations à caractère social et/ou linguistique : ainsi, à Perguet, une ancienne commune du canton de Fouesnant, ceux qui savent écrire sont neuf douaniers et deux femmes de douaniers « sujets à avoir leur changement ». A Landudec, le maire précise que « les personnes dont le nombre est porté devant les articles 1er, 2 d, 3e et 4e (c'est-à-dire les colonnes “écrire” et “lire le français”) ne possèdent que très imparfaitement les connaissances y désignées ».
Plus de 75 % d'analphabètes et bretonnants
En tant que telles, ces indications ne manquent pas d'intérêt, et l'on peut en extraire trois types de données différentes :
Tous les maires n'ont pas eu les mêmes réflexes méthodologiques que celui de Plomeur, et l'ensemble des notations dont nous venons de faire état conduit à relativiser les statistiques de l'époque. Les chiffres eux-mêmes insinuent le doute. Si l'on additionne en effet les chiffres des différentes catégories de l'enquête et que l'on compare ce résultat à la population du recensement de 1831, huit communes seulement sur 45 ont effectivement des résultats globalement concordants (se situant entre 95 % et 105 % du chiffre de population[3]). Les résultats des autres communes sont sous- ou surestimés, les estimations variant de 15 à… 270 % de la population du recensement. Dans la mesure où aucun élément ne précise quelles sont les informations éventuellement incluses dans les autres (par exemple : combien de ceux qui sont notés comme « parlant français » peuvent aussi l'écrire), il paraît difficile d'en envisager l'exploitation[4]. Il convient de noter enfin que nombre de chiffres indiqués par les maires ne sont, de toute évidence, que des estimations, puisque ce sont des chiffres ronds : Ploaré, par exemple, signale 60 hommes et 20 femmes capables d'écrire, 70 hommes et 50 femmes ne lisant que le breton, etc.
Qu'en est-il, tout au moins, pour les 8 communes dont les résultats sont cohérents ? Sur une population totale concernée de 10 115 habitants, les moyennes des différentes catégories se répartissent de la manière suivante (Graphique 1) :
Les 3/4 de cet échantillon sont analphabètes bretonnants. En ajoutant aux locuteurs ceux qui ont la capacité de lire le breton, le total des monolingues bretonnants s'élève à 80 %. Le total de ceux qui peuvent parler, lire ou écrire le français est de 17,42 %, soit moins d'une personne sur 5. Il y a lieu d'observer cependant des différences sensibles entre les communes rurales, d'une part, et, d'autre part, les deux villes de Pont-L'Abbé et Rosporden. Dans ces dernières, le pourcentage de monolingues bretonnants n'est que de 50 % environ, et la proportion de ceux qui ne savent lire que le breton est très faible (de 2 à 4 %), toujours inférieure au pourcentage de ceux qui peuvent lire le français.
Inversement, les monolingues bretonnants sont plus de 90 %, voire 95 %, dans les petites communes (Pluguffan, Combrit, Loctudy, Plomeur…). Celles-ci ne se différencient que par un taux plus ou moins élevé de personnes à même de lire le breton : 25 % à Pluguffan, 3 à 7 % ailleurs. De plus, le pourcentage de ceux qui ne peuvent lire que le breton est parfois nettement supérieur à celui des lecteurs de français : 25 % par rapport à 2 % à Pluguffan, mais aussi près de 6 % pour moins de 1 % à Combrit et Plomeur, 7 % pour 1 % à Loctudy, etc. La juxtaposition graphique des données fournies pour deux communes voisines, l'une urbaine, l'autre rurale, illustre bien ce propos (graphique 2).
Un autre élément bien observable dans ces huit communes tient à la différenciation par sexe : pour toutes les rubriques autres que « ne parlant que le breton », la compétence des hommes est sensiblement ou nettement plus forte. Par exemple, pour ce qui est de l'écriture, 77 à 85 % de ceux à qui on en attribue la capacité sont de sexe masculin dans les petites communes ; 55 % à Pluguffan et Pont-L'Abbé. Seule Rosporden fait exception avec une majorité féminine pour les mêmes fonctions (sauf pour « ne lire que le breton»[5]).
Une double alphabétisation : en breton dans les communes rurales, en français dans les villes
Les chiffres relevés pour la plupart des autres communes, pour inexploitables qu'ils soient statistiquement, sont concordants et confirment généralement ces tendances. Dans les villes (Audierne, Concarneau, Douarnenez, Pont-Croix), la capacité à écrire est sensiblement plus forte que dans les communes rurales (Beuzec-Conq, Plobannalec, Plovan, etc…) ou maritimes (Penmarc'h). Dans ces villes aussi, la différence est nettement moindre que dans les petites communes entre les hommes qui peuvent écrire (ou lire le français…) et les femmes. Enfin, le pourcentage de ceux qui peuvent lire en breton est généralement plus fort que la proportion des lecteurs de français dans les petites communes. Dans les villes, c'est l'inverse.
Malgré leur imprécision, que nous avons soulignée, les chiffres de l'enquête de 1831 ne sont donc pas sans importance. Si leur analyse statistique n'est possible que pour un nombre limité de communes, ils présentent cependant l'intérêt de marquer les tendances, de fournir un ordre de grandeur et de permettre les comparaisons.
Ils traduisent à tout le moins la perception qu'ont les édiles de l'époque des pratiques de langue sur le territoire de leur commune. Ils soulignent aussi le fait d'une double alphabétisation, réduite certes, mais réelle, alors, en Basse-Bretagne : en français dans les villes, en breton dans les communes rurales. Il faut noter enfin que les évaluations officielles, estimant à 50 % le pourcentage de monolingues bretonnants dans les communes rurales, sont nettement en dessous de la réalité.
Dans un article publié en 1934 dans le « Bulletin de la Société Archéologique du Finistère », Daniel Bernard[6] confirme ces données. Dans la commune de Logonna-Daoulas, sur 1 250 habitants, 80 % ne parlent que le breton, 9,2 % parlent le français, 4,4 % lisent et écrivent le français, et 6,9 % lisent le breton. Le même auteur fournit les données suivantes sur les 5 000 conscrits (environ !) recensés en 1830 dans le département du Finistère :
Notes
[1] Maryon McDONALD. "We are not French". Language, culture and identity in Brittany. London, New-York : Routledge, 1989, p. 44.
[2] Archives Départementales du Finistère, 1 N 92. Nous avons calculé les pourcentages par rapport aux résultats du recensement de 1831. Nous avons par ailleurs calculé les pourcentages pour chaque sexe dans chaque catégorie.
[3] Il s'agit des communes de Combrit, Landudec, Loctudy, Pleuven, Plomeur, Pluguffan, Pont-L'Abbé, Rosporden. Seule la commune de Pont-L'Abbé fournit un résultat cohérent à 100 %. Resterait encore à savoir, pour cette commune et aussi pour les autres, si les chiffres fournis reflètent exactement la réalité. Mais à cet égard, aucun moyen de contrôle a posteriori n'est possible.
[4] Il faudrait, d'autre part, compter avec les réponses abracadabrantes. Il est difficile de croire, par exemple, qu'à Pouldreuzic 100 % de ceux qui savent écrire, lire le français, lire le breton et ne parler que le breton soient des hommes, comme si la population de la commune n'avait compté que 2 femmes, sachant s'exprimer en français de surcroît… A Kerfeunteun, le total des hommes et femmes ne parlant que le breton dépasse le chiffre de population du recensement… Etc.
[5] Le cas de Landudec est particulier : bien que ses résultats globaux soient cohérents, il ne s'y trouverait aucune femme à ne savoir écrire, ni lire le français ni lire le breton…
[6] Daniel BERNARD. L'instruction primaire dans le Finistère sous le régime de la loi Guizot (1833-1850). BULLETIN DE LA SOCIETE ARCHEOLOGIQUE DU FINISTERE, tome LXI, 1934, p. 18-19.
Puisqu'il fait état, pour la commune de Logonna-Daoulas, de statistiques analogues à celles des 45 communes du Sud-Finistère que nous avons étudiées, il est possible que d'autres relevés de la même enquête aient été archivés. D. Bernard se contente de signaler qu'il a utilisé des documents de la série T, alors non côtée.
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